Il est certains livres qu’on ne voudrait pas quitter, alors on essaie de ralentir le rythme de la lecture mais plus on va plus on s’aperçoit qu’on est en train de dévorer les pages et que la fin s’annonce trop vite. C’est le cas de Faux-Miroir.
Un roman dans lequel on entre sous la douceur du ciel d’un petit village de Provence : « Il avait travaillé dur ce jour-là, sur les pentes de la colline des Oures, à réparer les murets de pierre sèche qui tenaient ses oliviers accrochés au versant. une tâche pareille, en été, ça vous casse les reins, ça vous sèche la dévotion. Lui, il y trouvait son compte. L’air plus léger qu’on respire sur les hauteurs, le plaisir d’éprouver dans ses bras le poids de chaque pierre, de la retourner en tous sens avant de sentir le déclic sourd quand elle trouve la place qui l’attend, où elle restera cent ans encore et davantage. Fatigué, il s’était endormi, la tête sur sa besace, à l’ombre du bouquet de chênes verts, au bord ouest du plateau. »
« Il », c’est Adrien. Nous sommes en août 1914, la guerre est déclarée entre les chefs d’état, la montée au front des hommes du village est imminente, et c’est Adrien que nous suivrons pas à pas au coeur des premiers combats qui s’avèreront particulièrement meurtriers.
L’histoire c’est aussi celles d’Henri et Gabrielle, fils et fille du châtelain. Adrien, Henri, Gabrielle et quelques autres, des destins offerts à l’Histoire. Le mois d’août s’étire sur le récit, mais ne l’enferme pas. Adrien, fils de paysan, et Henri, noble sang, se sont connus enfants, se sont confrontés, ont fraternisé, malgré et peut-être grâce à leurs différences. Adrien, calme, équilibré, protecteur, ne cherchant pas d’embrouilles, quand Henri, vif, spontané (trop sans doute) semble porter une souffrance, un fardeau (dont vous découvrirez peut-être l’origine). Et puis il y a Gabrielle une femme à qui la guerre permettra de mettre fin à la condition qui paraissait devoir être la sienne. Ses apparitions sont d’abord si fantomatiques qu’on n’en sait que vaguement la présence, mais très vite le personnage s’affirme par delà les conventions. C’est par le biais de son journal que nous la côtoyons, que nous assistons à la belle rencontre qu’elle fera et qui orientera sa vie, portée par une volonté solide et pleine d’espoir : « On n’a pu empêcher la guerre. Faisons des hommes qui refuseront la prochaine. » Cela s’apprend-il finalement ?
De beaux personnages, tout comme ceux qui se trouvent à l’arrière-plan, dans ce monde qui donne aux armes et aux ordres le droit de vie et de mort sur ce qui est de chair, l’humanité fait ce qu’elle peut. Le livre ne compte que 215 pages mais il est un foisonnement de mouvements, d’émotions, de valeurs humaines, d’espoir et de malheur. Par le pouvoir des mots, les scènes de combats se déroulent sous nos yeux, la puissance destructrice est partout mais la vie trouve toujours à se loger. Il ne fait aucun doute que le lecteur aimera ces hommes et femmes qui respirent l’air d’un temps appesanti de cette fatale ironie d’entrer dans une danse qu’on n’a pas choisie.
Le récit de cet effroyable début de guerre se déploie comme une onde sur tout le roman, une ombre qui anéantit les êtres. On retrouve Adrien après le premier combat. « Seul, à l’écart des routes, il se rendit compte qu’il n’existait plus pour personne, qu’il était devenu invisible. Il repensa à ses amis tombés, il lui sembla qu’il était lui-même parmi les morts. Au milieu des pertes de cette journée, la sienne pourrait bien passer inaperçue. Il se laissa aller quelques instants à l’idée confuse de disparaître ainsi, en laissant aux autres la gloire de mourir en héros. Il pensa à sa mère, à Saint-Roch, ce petit monde qu’il avait quitté depuis quelques jours à peine et qui lui semblait si lointain. Il essaya de penser à cette minute sur le quai de la gare d’Avignon, mais elle devenait de plus en plus insaisissable, au point qu’il se prenait à douter de sa réalité. »
Cette minute sur le quai où Gabrielle dans l’urgence lui avait déclaré son amour. Un autre combat lui rappellera qu’il n’a pas rêvé : « Et soudain ce fut là, le visage de Gabrielle contre le sien, le goût de ses larmes, la douceur de ses lèvres, ses mots qu’il comprenait enfin, Reviens, reviens pour moi, et il se dit, Ah, comme c’est dommage de mourir. »
Je ne révèlerai rien, bien sûr, du destin de chacun des protagonistes.
Il y a au centre du roman, une bulle onirique, un fait divers, tragique, qui donne le ton aux caractères d’Adrien et Henri, et dont le rayonnement pèsera sans doute sur leur devenir. Ce petit ovni dans l’histoire est presque un récit à lui seul. Une brèche. Un déterminant. Une sorte d’anomalie utile et nécessaire. Un de mes moments préférés.
Les mots de Bernard Alteyrac décrivent avec une tranquille et belle sensibilité les hommes, la terre, les désillusions, la fraternité. L’écriture sait se faire poétique : « La vallée de la Durance vibrait derrière lui, tranquille et bien peignée, avec de-ci de-là entre les arbres des tessons de bleu. » Si les personnages sont attachants, que l’émotion en nous parfois déborde, on ne tombe jamais dans le pathos.
Reste à dire que ce livre est aussi un hommage à des hommes qui furent injustement accusés un temps de s’être défilés lâchement devant l’ennemi. Lors de la bataille de Lagarde qui fit tant de morts et plus encore de disparus, les hommes sont bien devenus de la chair exposée au délires des armes et ils furent nombreux à périr pour une gloire improbable.
Faux-Miroir (édité chez Gallimard), colline où s’est écrit un épisode de la bataille de la Marne, est le second livre de Bernard Alteyrac. Il a également écrit Mistral Noir (éditions Léo Sheer), un polar.
(mise à jour du 09 06 2018 – j’ajoute un lien vers le blog de Bernard Alteyrac qui n’est pas qu’auteur de romans mais aussi de chansons, de nouvelles)
En voilà une critique de livre qui est formidablement bien rédigée…
J’aimeJ’aime
Tu n’as plus qu’à le lire, Goran. Tu me diras ce que tu en penses.
J’aimeAimé par 1 personne
Et merci pour ce compliment, ô toi, grand rédigeur de critiques !
J’aimeAimé par 1 personne
🙂
J’aimeJ’aime
comme tu la racontes bien cette histoire, Evy! je sens bien tes émotions, tes plaisirs et je ne sais si le livre en question pourrait m’en fournir d’aussi belles, d’aussi beaux……..car les instants vécus et écrits sur et pendant les deux dernières guerres me sont déchirements……
alors merci d’avoir fait honneur à ce livre que je ne lirai sans doute pas
J’aimeJ’aime
Je sais ta sensibilité à ce sujet, Maly. Bisous.
J’aimeAimé par 1 personne
J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte. blog très intéressant. Je reviendrai. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir
J’aimeJ’aime
Je viens de découvrir votre commentaire dans les indésirables. Heureusement que je suis allée faire un tour de ce côté. Merci pour vos mots. Je ne manquerai pas de faire un tour chez vous.
J’aimeJ’aime
Merci, ‘vy, pour cette lecture attentive et sensible ainsi que pour cette chronique parfaite.
J’aimeJ’aime
Merci pour ce joli commentaire qui me touche beaucoup.
J’aimeJ’aime
Je note précieusement, merci ‘vy!
J’aimeAimé par 1 personne
Très belle chronique littéraire, on sent votre passion pour ce livre ! Vous en dites juste assez pour aiguiser la curiosité 🙂
J’aimeJ’aime
Merci Marie-Anne. Ça me donne envie de m’essayer à la critique de livres plus souvent, fut un temps où j’en faisais régulièrement. Maintenant, par contre, je ne parlerai plus que des livres qui m’enthousiasment. Peut-être un en lecture en ce moment. On verra.
J’aimeAimé par 3 personnes
Je suivrai ça avec intérêt 🙂
J’aimeJ’aime
Comme tu l’écris bien. Le transmets bien. Ton emballement.
Toi la fille de multiples. Personnages et rêves.
Et moi, sans trop savoir pourquoi, je me dis que Gabrielle te ressemble peut-être un peu.
Et Adrien et Henri, sûrement aussi n’est-ce pas. Dans leur anomalie, utile mais nécessaire.
Mais dis, si je lisais ce livre, t’y reconnaitrais-je?
Bref, j’ai regardé dans la bibliothèque virtuelle de ma ville, je l’aurais emprunté…
Absent. Chose certaine, c’est un titre qui ne s’oublie pas.
Et quand mes pieds iront traîner dans une librairie, au moins je feuillèterai…
J’aimeJ’aime
Tu sais des choses sensibles de moi que j’ignore, personnellement non, je ne me reconnais pas dans les personnages. A vrai dire, si, un peu, dans Henri. J’y ai pensé. Sa spontanéité, sa façon de foncer comme pour fuir quelque chose en lui, oui, c’est vrai, je me le suis dit. Une proximité très forte parfois, la façon aussi que j’ai eu de ressentir le personnage, je ne peux en dire davantage sans révéler trop de l’histoire. Parfois on capte quelque chose d’un personnage qui échappe à l’auteur, alors est-ce que d’autres lecteurs saisiraient la même chose ? Je l’ignore, le lecteur toujours réécrit le livre, fait sien ce petit bout de monde dans lequel il entre profondément parce que quelque chose l’a touché, c’est ceci le pouvoir des mots, il suffit que les mots se collent juste comme il faut là où nait l’imagination en nous pour que la magie opère et qu’un monde se déploie.
J’aimeJ’aime
A reblogué ceci sur Bernard Alteyracet a ajouté:
Un superbe article sur le blog d’une lectrice.
J’aimeJ’aime